Quand j’ai commencé à entendre parler de « self-love » ou « amour de soi » ça me paraissait un concept chouette et sexy, mais aussi quelque chose de très centré sur soi. Dans « amour de soi » il y a « soi » et non pas « les autres »–du moins, c’est ce que je me disais.
J’ai ainsi commencé mon Odysée vers l’amour de moi-même et notamment de mon corps à coups de méditation pour l’amour de soi, affirmations, self-care, limites, … Et le travail a quand même payé ! J’ai pu muscler une petite voix intérieure pour venir contrer la (bien plus forte) qui me chuchote (ok, crie, parfois) à l’oreille que je ne mérite pas d’être aimée.
Mais tous les podcasts sur le self-love, les massages, les soirées OFF, les bottages de cul pour aller dans la nature, etc, etc … Ne m’ont pas reconciliée avec le fait que j’ai des poils et que je ne les aime pas, ou que, vraiment, ce serait cool si mon réservoir à Reblochon (aka bourrelet) diminuait en taille. La solution que j’ai trouvée : mettre une bonne couche d’acceptation par-dessus : « bon, c’est comme ça, je ne vais pas pouvoir y faire grande chose, tant pis » ou « j’accepte mon corps comme il est, mon corps est parfait. »
Parfois ce « tant pis » avait quand même du mal à se faire entendre. Et puis, soyons honnêtes, l’acceptation seule ne me nourrit pas. C’était comme dire « j’ai une situation franchement bof, mais bon, j’accepte et j’y reste. »
Si vous êtes là, en train de lire mes mots, vous avez peut-être compris que je suis un peu activiste dans l’âme. Mais cela fait que depuis un an que j’arrive à faire dialoguer cette partie de moi-même avec ma spiritualité. Ou plutôt, dialoguer de façon consciente, car la spiritualité est de facto engagée. En effet, la spiritualité ne nous interroge pas seulement sur le rapport à nous-mêmes, mais aussi au monde qui nous entoure—le vivant, la société, les systèmes, le sacré …
Où en étions-nous ? Ah oui. J’ai conscientisé que la spiritualité ne traitait pas que de mon petit bien-être personnel mais carrément d’enfanter un nouveau monde. Oui, oui, rien que ça. Et ça passe notamment par l’amour de soi !
Whaaaaat ? Mais comment ? Me demanderez-vous.
La raison pour laquelle je n’aime pas mes poils ni mon bourrelet.
Vous ne voyez toujours pas ?
La raison DERRIÈRE le fait que les poils et les bourrelets ne soient pas quelque chose de désirable chez une personne avec un physique de femme et s’identifiant comme femme.
Vous voyez où je veux en venir ?
Ces satanés systèmes d’oppression.
Pour celleux qui n’ont jamais entendu ces mots (ou alors de façon lointaine et vague), un système d’oppression est le fonctionnement d’un groupe où il y a un dominant et un dominé. Le dominant dicte les codes, la « normalité » et le dominé doit essayer de s’adapter—et sa différence justifie sa domination / exploitation par le dominant. L’un des meilleurs exemples est le colonialisme : les pays européens « civilisés » (dominants) qui arrivent dans les terres des « barbares » qui doivent être « éduqués ». Et comme ils sont « inférieurs », ils ne sont pas « aussi humains », donc ils peuvent être exploités sans culpabilité. Cet exemple peut aussi s’appliquer au traitement de la nature.
Notre société est régie par plein de systèmes d’oppression dont les plus répandus sont :
- Colonialisme
- Racisme
- Sexisme / Patriarcat
- Transphobie et homophobie
- Grossophobie
- Validisme (discrimination selon l’état de santé, physique ou mentale)
- Discrimination selon l’âge
- Capitalisme (pensez notamment productivisme)
- …
Ainsi la démonisation des poils vient du sexisme, et celle des bourrelets de la grossophobie (qui joue en intersection avec le sexisme et le patriarcat).
Nous vivons dans un monde de corps. C’est ce qui relie l’intégralité des êtres humains. Et dans ce monde, des choses arrivent à des corps : par exemple, la famine est un corps en déprivation de nutriments suffisants.
Dans son livre « The Body is Not an Apology », Sonya Renee Taylor développe le concept de “amour radical de soi” :
- Amour car il s’agit d’aller au-delà de l’acceptation « impuissante », pour s’enraciner dans l’énergie créatrice et inconditionnelle de l’amour
- Radical car cet amour s’attaque à la racine du problème et qu’il est « extrême »–dans le sens qu’il est à l’opposé du status quo existant, et qu’il demande des actions drastiques sur les plans politique, économique et social
- De soi, car il faut bien commencer par soi, et que c’est en incarnant un « amour radical de soi » qu’on inspire les autres à faire de même
Mais cet amour radical n’est pas facile à atteindre. Ça demande du taf. Beaucoup.
Déjà car il demande à regarder en face toutes les petites voix qu’on dirige envers notre corps : tu n’es pas assez-ci, tu es trop ça. Ensuite ça demande de prendre conscience de leur origine—dans notre histoire personnelle et dans les systèmes—et de les déconstruire peu à peu. Imaginez que tous les systèmes d’oppression ont posé des briques dans notre construction en tant qu’individus : l’idée c’est de venir péter ces briques à coup de conscientisation et choisir de les remplacer par de l’amour. Enfin, cela demande de regarder honnêteté les biais qu’on inflige aux corps qui nous entourent—et ça, ce n’est franchement pas confortable.
Sonya parle alors de faire la paix avec l’incompréhension : nous n’allons pas comprendre pourquoi tous les corps sont comme ils sont—et nous n’avons pas à le faire. Nous n’avons pas à comprendre pourquoi il y a des corps avec des identités de genre qui nous échappent et ne pas comprendre n’est pas un échec—ça ne nous rend pas stupides ! La compréhension n’est pas un prérequis du respect.
En deuxième position, Sonya parle de faire la paix avec la différence : relâcher la croyance que les corps ont fait un « choix » d’être comme ils sont—car si on prétend que les corps font un choix, pourquoi ne choisiraient-ils pas d’être comme moi j’aimerais qu’ils soient (selon mes biais et systèmes d’oppression internalisés). Cela implique aussi l’idée de relâcher le concept très en vogue d’un « tout » (« nous sommes tous un ») neutre et lisse : les différences existent, et ce n’est pas pour autant que nous ne sommes pas reliés entre nous. Ne pas voir les différences, reviendrait à nier que les corps subissent des violences selon ces différences.
L’amour radical de soi et de son corps est déjà à l’intérieur : nous sommes venus au monde émerveillé.e.s par la découverte de nos pieds ! Cultiver l’amour radical de soi est moins un travail de construction, que de déconstruction de tout plein de couches d’oignon afin de se remémorer cet amour au fond de soi—pour soi, mais aussi pour tous les autres corps. Et il est important de rendre nos corps, TOUS nos corps, visibles dans l’espace public ! Plus des corps qualifiés « d’anormaux » selon les systèmes d’oppression en place sont visibles, plus les corps qui n’ont pas encore été libérés se sentent légitimes de prendre de la place. Au revoir le manspreading d’un Jeff Bezos et d’un Mark Zuckerberg qui ne se gênent pas à prendre toute la place sur le net, bonjour à l’occupation de l’espace public par des chaises roulantes, des chiens d’aveugles, et toutes les identités de genre possibles !
Donc, comme Sonya, j’appelle à la révolution des corps !
Et ça passe enfin par faire la paix avec son corps, autant que possible : ça peut-être peu, comme beaucoup. Se rappeler que toutes ces petites voix méchantes sont des couches qui sont venues se rejouter par-dessus. Que c’est ok d’avoir un corps qu’on ne comprend pas tout à fait. Ou que c’est ok d’avoir un corps qui est différent (même plus qu’ok !). Peut-être même commencer à entrevoir que le corps n’est pas une sentence de prison, mais le vaisseau à travers lequel on expérimente la vie ! Et ce n’est pas toujours facile, notamment en cas de maladie.
Je vous envoie de l’amour radical
Avec douceur et révolution,
Layla